Milieudefensie et autres c. Shell (2021)

La fondation Milieudefensie, six associations et 17 379 citoyens ont porté devant la Cour d’appel de La Haye, le 5 avril 2019, une action en cessation de l’illicite contre la Holding de Shell, Royal Dutch Shell (RDS), concernant l’incompatibilité de sa stratégie climat avec l’Accord de Paris. Selon les demandeurs, le modèle économique de l’entreprise porterait atteinte aux droits humains et à l’environnement. Les associations demandent alors au juge d’enjoindre Shell à se conformer à son obligation de réduction en baissant ses émissions de gaz à effet de serre (GES) de 45% d’ici 2030 par rapport au niveau de 2010 et de les réduire à zéro d’ici 2050. De plus, elles demandent que soit prise une décision déclaratoire n’ayant pas pour but d’aboutir à une condamnation mais à la déclaration judiciaire d’un droit ou d’une situation juridique.

Les requérants estiment qu’il existe un devoir de diligence non écrit issu de l’article 6:162 du Code civil néerlandais auquel est soumise la société (faute/responsabilité civile). De ce devoir découlerait une obligation de réduction des émissions de GES. Ils se fondent aussi sur les articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme. En raison des conséquences du changement climatique sur l’Homme, ne respectant pas cette obligation, les actions de l’entreprise violent les droits humains. 

Pour les requérants, la responsabilité de l’entreprise doit être appréciée en tenant compte des émissions relevant du scope 3, à savoir celles issues des services découlant de l’activité de l’entreprise. Elles représentent 85% des émissions de l’entreprise. Les associations considèrent que l’entreprise exerce un contrôle sur ces dernières car elles sont directement liées à sa production. Elles se fondent, en faisant un parallèle, sur la décision de la Cour d’appel de La Haye Urgenda qui considère que l’État est responsable des émissions qui résultent des activités installées aux Pays-Bas.

La Holding RDS, estime au contraire que, dès lors qu’elle n’exerce pas le contrôle sur l’usage de ses produits, les émissions indirectes ne doivent pas être comptabilisées. De plus, elle affirme mettre déjà en place les mesures nécessaires pour atteindre l’objectif de l’Accord de Paris. Pour l’entreprise, sa contribution au réchauffement climatique est “minime” et demande à ce que soit mis en balance la protection de l’environnement et les intérêts économiques et sociaux. A défaut, les actions demandées par l’association mettraient en péril leur fonctionnement. L’entreprise note aussi parce que seule la Holding du groupe est assignée, il n’est pas possible de comptabiliser les émissions de ses filiales. Il en résulte alors que le total de ses émissions directes est assez faible. 

Le 26 mai 2021, en première instance, le Tribunal de La Haye impose à l’entreprise de réduire ses émissions de GES de -45% d’ici à 2030 par rapport aux niveaux de 2019. Il inclut dans cette réduction le scope 3 c’est-à-dire les émissions indirectes au vu de l’importance de ces dernières. Il laisse cependant à l’entreprise la liberté de choisir ses voies de réduction et n’oblige pas en une réduction absolue de -45% des émissions de GES. 

Il précise que l’entreprise est soumise à une obligation de résultat pour la réduction d’émissions de GES de son scope 1. En ce qui concerne les émissions des autres secteurs, l’entreprise a une obligation de moyen d’éliminer ou de prévenir les risques graves découlant de l’utilisation de CO2 et d’utiliser son influence pour limiter les conséquences durables. Le Tribunal considère que RDS peut décider de ne pas faire de nouveaux investissements dans les énergies fossiles ou de changer le paquet énergie proposé par Shell et ainsi influencer les émissions découlant du scope 3. 

Il reconnaît l’intérêt à agir des associations car l’action de groupe intentée représente les intérêts des personnes résidant aux Pays-Bas. Toutefois, il rejette l’intérêt à agir de l’association ActionAid au motif que ses actions ne représentent pas assez les intérêts des citoyens néerlandais ainsi que l’intérêt à agir des générations du monde entier. De plus, il estime que les particuliers n’ont pas d’intérêt à agir car leurs intérêts ne sont pas directs et indépendants. En effet, les intérêts qu’ils défendent sont les mêmes que ceux défendus par les associations et ainsi ils sont déjà représentés. 

Le Tribunal néerlandais estime que la loi applicable est la loi néerlandaise, sur le fondement de l’article 7 de Rome II, comme invoqué par les requérants. Il considère que toute contribution à la réduction des émissions de CO2 peut être d’importance et que cela doit être pris en compte en interprétant l’article 7 et plus précisément l’expression “événement donnant lieu à un dommage”. Il considère que la politique d’entreprise adoptée par RDS constitue un fait générateur. Ainsi il rejette l’interprétation de l’entreprise qui plaide pour une vision restreinte de l’article dans laquelle sa politique d’entreprise ne serait qu’un acte préparatoire. 

Le Tribunal reconnaît la menace portée par le changement climatique sur les Pays-Bas, mais aussi que les conséquences du changement climatique menacent les droits humains des néerlandais. Ainsi il considère que les entreprises ont une responsabilité individuelle de s’assurer que ces droits soient respectés. Il juge qu’il existe bien un devoir de diligence non-écrit issu de l’article 162 du livre 6 du code civil néerlandais. L’article pose le principe de la responsabilité civile : une personne qui commet un acte illicite engendrant un dommage doit le réparer. Il découle de ce devoir une obligation de diligence pour RDS lorsqu’elle détermine la politique du groupe Shell, ce qui se traduit par une obligation de réduction des émissions de GES. Pour interpréter les obligations du devoir de diligence et enjoindre l’entreprise à réduire ses émissions de GES, le Tribunal se fonde sur les observations du GIEC, l’Accord de Paris et le consensus international de limiter le réchauffement climatique à 1,5°C. 

Enfin, la Cour précise que même s’il s’agit d’un problème global, RDS ne se voit pas dispenser de sa responsabilité individuelle partielle. 

Concernant la demande d’une décision déclaratoire, la Cour estime qu’en déclarant admissible l’ordonnance de réduction des émissions de GES, l’intérêt de la demande devient insuffisant. 

Ce jugement a provisoirement autorité de force jugée. Ce qui veut dire qu’il doit être appliqué malgré une demande en appel. 

Voir la décision: http://climatecasechart.com/climate-change-litigation/wp-content/uploads/sites/16/non-us-case-documents/2021/20210526_8918_judgment-2.pdf